mardi 24 octobre 2017

Hôjô Masako, celle qui commandait aux guerriers

Elle incarne la femme sans pitié, presque cruelle. Celle qui n’hésite pas à sacrifier sa famille. On l’a dite sans cœur, intrigante, malade… Hôjô Masako (1157-1225) est un personnage pour le moins controversé dans l’histoire japonaise. Pourtant, en y regardant de plus près, le portrait d’une femme bien plus humaine et subtile se dessine.  A travers elle, il est possible d’appréhender l’indépendance des femmes guerrières de l’époque. Masako fut une politicienne capable et déterminée, celle dont l’histoire se souvient sous l’appellation de nonne shogûn (généralissime).


Ann Watanabe dans le rôle de Hôjô Masako pour la série Taira no Kiyomori



Une jeune guerrière déterminée


Dans ce Japon de la fin du XIIe siècle, le pouvoir est détenu par le puissant clan guerrier Taira. Ceux-ci entrent en conflit avec les Minamoto, leurs rivaux, en 1159. Le seigneur Minamoto no Yoshitomo est tué un an après, mais ses fils, dont Minamoto no Yoritomo, sont épargnés et exilés. Ce dernier est confié à Hôjô Tokimasa, le père de Masako. Celui-ci dirige un petit, mais puissant, clan guerrier allié des Taira. Masako, née en 1157, est son deuxième enfant et sa première fille. Sa famille étant implantée dans la péninsule d’Izu, près du Mont Fuji, la jeune Masako a sans doute grandi en pouvant fréquemment observer la montagne. Elle n’a que trois ou quatre ans lorsque Yoritomo vient vivre dans sa famille et celui-ci a dix ans de plus qu’elle.

Masako grandit de plain-pied dans la société guerrière, elle apprend à en maîtriser les rouages et les codes. Son éducation religieuse est assurée par nonne bouddhiste nommée Hôin. Elle s’impose aussi comme une personne déterminée, prête à obtenir ce qu’elle souhaite. Une anecdote rapportée dans le Genpei seisui ki (Chronique de la grandeur et de la chute des Gen et des Hei) la montre ainsi s’opposer à la volonté de son père. En 1177 Yoritomo profite du fait que Tokimasa soit parti à Kyôto pour faire la cour à la fille de son hôte. Tokimasa s’y oppose et déclare que Masako doit épouser l’homme qu’il aura choisit. La jeune femme aurait décidé de s’enfuir la vieille de son mariage, sous une neige tombant à gros flocons, afin de rejoindre Yoritomo. Son père finit par céder devant son obstination. La jeune femme fait montre pour l’époque d’une certaine volonté de rébellion. Les femmes de la classe samouraï jouissaient certes d’une certaine liberté avant le mariage mais lorsqu’il s’agissait de ce sujet hommes comme femmes étaient supposés obéir à leurs parents et accepter le partenaire choisi pour eux.

Odawara, Minamoto no Yoritomo rendant visite à la fille de Hôjô Tokimasa, Masako
Utagawa Kuniyoshi (1797-1861), estampe datée vers 1845/1846.



Masako a alors environ vingt ans et Yoritomo trente, ce qui les rend plus âgés que la moyenne des jeunes époux de leur époque. Même si Masako épouse un homme éduqué, issu d’un clan prestigieux, elle n’a pour le moment pas grand chose à y gagner car il est après tout un exilé. Yoritomo trouve en elle une épouse forte, ayant reçu un entraînement guerrier, et se trouve ainsi avec la possibilité de nouer des liens avec d’autres familles provinciales.


Une volonté de fer dans la tourmente


Premier signe révélateur du statut des femmes samouraïs de l’époque, Masako ne devient pas Minamoto no Masako, elle garde son nom de Hôjô. Compte tenu du lien entre son clan et les Taira, elle était également appelée Taira no Masako. De la même façon, Masako reçoit une portion du domaine en héritage et exerce pleinement le contrôle de ses possessions.

Il va cependant lui falloir s’armer de courage car son époux décide de partir combattre les Taira en 1180. Bien que vaincu  une première fois, il parvient à redresser la situation, s’empare de Kamakura et retrouve ainsi Masako. D’après un discours rapporté dans l’Azuma kagami (Miroir de l’Est), Masako aurait plus tard explicité la souffrance causée par l’attente et l’incertitude quant au sort de son époux. Après cette réunion, elle s’emploie à apporter tout son soutien à son mari dans les combats et les démarches politiques nécessaires à la fondation d’un nouveau régime. Si Masako n’a peut-être jamais participé à une bataille, elle reste néanmoins une présence essentielle aux côtés de Yoritomo. La guerre gagnée en 1185, Yoritomo devient par la suite shôgun (généralissime) et installe son gouvernement à Kamakura, c’est désormais lui qui exerce le pouvoir à la tête d’un régime guerrier.

Sa première fille, Ôhime, est née en 1178 ou 1179. C’est en 1182 que Masako donne naissance à un fils, Yoriie. Cependant, Yoritomo est loin d’être fidèle à Masako et fait loger sa maîtresse Kame no mae sur les terres d’un de ses vassaux, tout en continuant de la visiter pendant la grossesse de sa femme. Masako ordonne alors à l’un des guerriers de son époux de détruire la maison de Kame no mae et demande que le vassal qui l’a hébergée soit exilé pour avoir contribué à cette situation. Cet épisode a plus tard contribué à créer l’image d’une Masako maladivement jalouse, or il est important de le remettre dans son contexte. Premièrement, Masako était parfaitement dans son droit en tant que midaidokoro (dame de la maison) de demander que le vassal soit puni. En outre, il est également possible que Masako ait voulu faire un exemple afin de rappeler à Yoritomo qu’il se devait d’inspirer ses fidèles par une conduite honorable. Peut-être voulait-elle également insister sur la loyauté qui lui était due en tant que mère du futur shôgun. Le fait qu’elle n’ait pas demandé à ce que l’on s’en prenne directement à Kame no mae peut laisser supposer que la jalousie n’était pas sa seule motivation. Ces revendications peuvent paraître inhabituelles pour la période, car il était admis qu’un homme puissant puisse avoir des concubines. Néanmoins la destruction de la maison de Kame no mae sur ordre de Masako est en réalité avalisée, et parfaitement admise, dans le cadre d’une coutume nommée uwanari-uchi, qui donne un droit de revanche à une épouse qui se verrait supplantée par une nouvelle femme. Masako doit néanmoins faire face toute sa vie aux infidélités de son époux.


Une femme solidaire et protectrice


Il ne faut pas non plus réduire la relation de Masako aux autres femmes à la haine et à l’antagonisme. L’aspect protecteur de la dame mérite également d’être mis en avant. L’un des exemples les plus célèbres est celui du soutien qu’elle offre à Shizuka Gozen. Shizuka est une danseuse shirabyôshi (danseuse en habits masculins) et la maîtresse du demi-frère de Yoritomo, Yoshitsune. Or, craignant l’influence croissante de son demi-frère, le shôgun décide de l’éliminer. Un épisode célèbre mentionne que Shizuka a été capturée en 1186 et conduite à Kamakura alors que Yoshitsune était toujours en fuite. Forcée de danser devant Yoritomo, elle entonne un chant de défiance, une provocation à mots couverts.

      Shizuka Gozen dansant devant Yoritomo (1891), Watanabe Nobukazu (1874-1944)


Masako avait soutenu Yoritomo dans sa volonté de se débarrasser de Yoshitsune car elle craignait qu’il ne devienne une menace pour ses fils. Ce qui ne l’empêche pas de reconnaître le courage de Shizuka et de prendre sa défense face au courroux du shôgun, appréciant semble-t-il la détermination et la loyauté de la jeune danseuse. De la même façon, elle offre l’asile à la jeune sœur du cousin de Yoritomo, Minamoto no Yoshinaka, lui permettant de vivre à Kamakura. Plus tard, elle prend également sous sa protection une danseuse nommée Bimyô. Ainsi, si Masako était certainement dure et ambitieuse, elle n’était pas dénuée de bonté et sa relation avec ses filles le prouve.


Masako et ses filles


Aborder la vie de Masako en tant qu’épouse, dans un mariage finalement conflictuel contrairement à son début romanesque, permet de s’interroger sur sa relation avec ses enfants. Là encore les critiques postérieures ont voulu faire de Masako une femme dépourvue d’affection envers les siens. Or, il semble que la réalité soit autre. Le cas de sa fille ainée, Ôhime, est à se titre révélateur. Alors âgée de seulement 4 ou 5 ans, elle est fiancée à Yoshitaka, le fils du cousin de Yoritomo, Minamoto no Yoshinaka. Cependant, la rivalité jusque là présente entre les deux seigneurs Minamoto culmine en un affrontement armé et Yoshinaka est défait en 1184. Aussitôt, Yoritomo fait assassiner Yoshitaka, le fiancé d’Ôhime, un garçon âgé de seulement 12 ans.

Ôhime en aurait été grandement bouleversée et Masako a alors pris sa défense en allant demander des comptes à son mari quant à la raison de cet ordre et de pourquoi sa fille et elle n’en ont pas été informées. Elle fait d’ailleurs donner une cérémonie bouddhiste pour le fiancé de sa fille. Ôhime devient en grandissant, peut-être à cause de ce traumatisme juvénile, une jeune fille maladive, en proie à de fréquents accès de fièvre. L’année de ses seize ans, son père tente de la fiancer de nouveau mais Ôhime rétorque qu’elle préfère mourir et est soutenue par sa mère dans son refus. Ôhime meurt en 1197 et sa mère n’avait cessé, pendant sa maladie et après sa mort, de faire dire des prières pour elle.

Deux ans après, c’est son autre fille, Sanman, qui meurt également de maladie à l’âge de quatorze ans, malgré tous les efforts de Masako qui, en plus de faire donner des prières dans tous les temples et sanctuaires de Kamakura, ne quitte pas son chevet pendant des mois. Comme Sanman aurait dû épouser l’empereur retiré Go-Toba, Masako le supplie de faire venir son propre médecin à Kamakura. Cependant, l’état de Sanman empire après l’arrivée du docteur. La cour désapprouvant ce mariage, il est possible que la jeune promise ait été empoisonnée. Une lettre écrite de la main de Masako a été conservée et elle y exprime son immense chagrin quant à la tragédie qui la frappe

Masako se retrouve également veuve la même année car Yoritomo décède d’une chute de cheval. Si ce dernier courtisait à ce moment une nouvelle femme, il est improbable que Masako ait quoi que ce soit à voir avec le décès de son époux, en effet elle semble plutôt avoir été loyale malgré les outrages subits. Suite à ce décès, Masako devient une nonne bouddhiste à l’âge de 42 ans. Elle ne se retire cependant pas du monde, au contraire, ses plus grandes contributions sont encore à faire.


Sacrifices et manœuvres politiques


Le fils de Masako, Yoriie, devient shôgun en 1202. Mais le jeune homme se montre très vite brutal et arrogant, s’allie avec sa belle-famille, les Hiki, et se retourne contre les Hôjô. Masako et son père, Tokimasa, voient leur position en danger et tentent de faire fléchir Yoriie. Sa mère essaie notamment de le convaincre en lui écrivant des lettres où elle lui conseille de revenir à une conduite plus raisonnable. Elle soutient également la création d’un conseil de treize vassaux, dont Tokimasa est membre, afin de conseiller le jeune shôgun. Dans les faits, Masako essaie en vérité de limiter le pouvoir de son fils et va jusqu’à s’allier avec le conseil en question pour lui retirer son pouvoir juridique. Si cela peut apparaître comme un trahison, Masako est en réalité dans son droit. La société médiévale offre en effet un « droit de révocation » (kuikaeshi-ken) à un parent qui constate que son enfant fait un mauvais usage d’un pouvoir qui lui a été confié. En effet, la société guerrière insiste sur le respect de l’autorité parentale, ce que Yoriie bafoue ici. D’autant que Masako est également motivée par sa loyauté envers sa propre famille dont elle voit la main mise sur le shôgunat menacée par les Hiki et veut ainsi tout faire pour briser leur emprise.

   Hôjô Masako, Kikuchi Yôsai (1781-1878)
  

En 1203, Hôjô Tokimasa et le frère de Masako, Yoshitoki, profitent de la maladie de Yoriie pour le faire exiler et le forcer à entrer en religion. Ce dernier envoie alors une lettre à sa mère et lui demande de lui envoyer, entre autres, des guerriers. Ce à quoi Masako oppose son refus et, bien qu’il est dit qu’elle aurait pleuré en lisant la missive, lui répond de ne plus jamais lui écrire. En effet, envoyer des gens à Yoriie aurait pu lui servir à revenir à Kamakura. Yoriie et son fils sont finalement assassinés par les Hôjô mais Masako ne paraît pas y avoir été impliquée, bien  qu’elle puisse avoir été partie prenante dans l’élimination des vassaux Hiki. Cependant, le Gukanshô, une chronique écrite par un contemporain et témoin de la vie des Hôjô, attribue clairement le meurtre de Yoriie et son fils à Yoshitoki et en exempte Masako, ce qui peut laisser supposer que le rédacteur n’était au courant d’aucune rumeur concernant une possible culpabilité de cette dernière. Masako fait d’ailleurs commander une statue à la mémoire de son fils. En 1984, une tresse de cheveux a été retrouvée à l’intérieure de la statue, lesquels seraient potentiellement ceux de Masako, il est envisageable d’y voir l’expression d’une certaine tristesse quant au décès de son enfant.


A la tête du gouvernement des guerriers


Par ses manœuvres, Masako parvient à asseoir son influence dans le gouvernement guerrier de Kamakura et partage le pouvoir avec son frère Yoshitoki. Pour cela, elle n’hésite pas à prendre des mesures expéditives, même si elles concernent des proches. Elle fait emprisonner son père en 1205 car celui-ci qui se détourne lui aussi des intérêts familiaux. En 1213, elle et son frère orchestrent un coup d’état afin de destituer Wada Yoshimori, le chef du Bureau des samouraïs, l’organe qui contrôle le système de vassalité du shôgunat. Masako élimine ses opposants et elle et son frère peuvent ainsi s’emparer de leurs domaines.

Le second fils de Masako, Sanetomo est devenu shôgun en 1203, mais ce dernier est un poète dont les inclinaisons le porte vers la culture de cour et qui peine ainsi à se faire respecter par les guerriers. Comme souligné précédemment, sa mère exerce d’ailleurs une influence considérable. En 1218, Masako se rend à Kyôto et y rencontre l’empereur retiré Go-Toba pour lui proposer de faire de son fils le nouveau shôgun. Sanetomo abdique et devient ainsi ministre de la droite à la cour. Les agissements de Masako sont ici ambigus : d’un côté elle sape l’autorité de son fils, mais de l’autre elle lui offre une position plus sure et adaptée. Cependant, Sanetomo est assassiné le jour même de son intronisation par un fils survivant de Yoriie.

Il est possible, mais discuté, que Yoshitoki ait commandité cet assassinat. Là encore, Masako semble écartée de toute responsabilité, bien que des soupçons aient pesé sur elle du fait de la possible implication de son frère. Cependant, il n’existe aucune preuve allant dans ce sens, d’autant qu’elle se trouvait en ce moment-là en pèlerinage. De plus, Masako a là aussi rendu un hommage post mortem à son fils.


Ama shôgun


La famille de Masako est ainsi dévastée. Celle-ci occupe le pouvoir effectif avec son frère et son influence s’accroît encore plus avec la mort de Sanetomo. Ceci, et ses manœuvres précédentes, lui vaut le surnom d’ama shôgun ou « nonne shôgun » car elle est de facto à la tête du régime. Elle est ainsi la seule femme de l’histoire japonaise à avoir accédé au pouvoir suprême sans être impératrice. Le nouveau shôgun n’a en effet que deux ans et n’accédera véritablement au titre qu’en 1226. Le fait d’avoir ainsi dirigé un gouvernement guerrier fait de Masako l’une des femmes les plus importantes de l’histoire militaire japonaise.

En 1221, Masako défait une armée rassemblée par l’ancien empereur Go-Toba. Ce dernier compte recruter des combattants afin de renverser le gouvernement de Kamakura. La nonne shôgun le prend de vitesse en envoyant ses troupes à Kyôto afin d’attaquer directement l’ennemi sur son territoire. Avant le départ des guerriers, elle s’adresse personnellement à eux et fait un discours leur rappelant les obligations qu’ils ont envers le régime. Suite à cette victoire, les Hôjô étendent non seulement leur réseau de vassalité de façon considérable mais envoient également une délégation à Kyôto, mettant par là le pouvoir impérial sous leur contrôle

Il est également intéressant de souligner les activités religieuses de Masako. En effet, son habit de nonne n’est pas qu’une convention symbolique. Elle a par exemple fait construire un temple à Kamakura et soutient activement le moine Eisai, notamment en finançant la construction d’un monastère zen dont il prendra la tête. Elle entretient également une dévotion particulière pour les sanctuaires de Kumano et s’y rend fréquemment en pèlerinage. En outre, elle a tout au long de sa vie soutenu la construction de nombreux temples et sanctuaires et commandité pour eux des présents tels que des peintures ou des statues. En vue des services et commémoration donnés, notamment après la mort de ses enfants, il est possible qu’elle ait trouvé un réconfort dans la religion.

Yoshitoki décède en 1224, probablement empoisonné par sa femme dans une tentative de faire passer le shôgunat aux mains de sa famille. Cependant, elle se heurte à Masako qui fait en sorte que le fils de Yoshitoki puisse hériter du titre de régent. Cette femme de pouvoir à la volonté de fer reste active en politique jusqu’à sa mort en 1225 à l’âge de 69 ans.

La tombe d’Hôjô Masakoau temple Jufuku-Ji (source *)


Ainsi, Masako s’impose comme une femme tout en nuances, loin des stéréotypes véhiculés à son encontre. Malgré son destin singulier et sa position privilégiée, elle illustre d’une certaine manière les épreuves auxquelles devaient faire face les femmes de son époque mais aussi leur force et leur indépendance d’esprit. Mais dans ce cas comment expliquer qu’une lecture si négative du personnage ait fini par prendre le dessus ?



D’héroïne en monstre


A l’époque de Masako, les femmes de la classe guerrière pouvaient exercer une influence certaine de façon directe ou indirecte, par exemple en héritant de terres ou en prenant la tête d’un clan à la mort du mari. Certaines pouvaient devenir jitô ou gouverneur domanial. Dans la hiérarchie de Kamakura, le jitô est placé en province et administre un fief, perçoit les impôts et réprime également les fraudes tout en étant doté d’un pouvoir de police. Les femmes de la classe guerrière peuvent ainsi hériter cette fonction d’un mari ou d’un parent, par exemple de père en fille. Ainsi, de nombreuses femmes influentes ont-elles façonné cette période. De plus, une femme comme Masako tire en réalité son influence du système en lui-même. « Au Moyen Age il est clair que épouse légitime qui avait pour fonction de gérer ensemble de la maison se trouvait dans une position forte » explique Haruko Wakita en précisant d’ailleurs, dans le cas de la nonne shôgun, notamment qu’ «  il agit là un pouvoir qui enracinait dans ce système de la maison et en aucun cas de situations exception. En outre comme les groupes de guerriers de cette époque étaient des organisations qui avaient pour noyau le « système de contrôle global » du lignage par le chef de celui-ci (sôryôsei) - impliquant la subordination des vassaux et la parenté par le sang reposant sur un système de succession par partage égal entre hommes et femmes - ces structures se trouvaient aussi centrées sur la mère. ».

En outre, il faut remettre les actes de Masako dans leur contexte. Premièrement, il était considéré comme acceptable à l’époque qu’une femme samouraï fasse preuve d’une telle autorité. En outre, si elles peuvent paraître brutales, les méthodes de la nonne shôgun sont au diapason de celles de ses contemporains. En effet, les familles guerrières avaient fréquemment recours aux assassinats, exils, arrestations…, ce qui explique la possibilité qu’une femme déterminée comme elle en fasse usage. Il faut savoir que Masako est d’ailleurs considérée comme la femme idéale par certains de ses contemporains. La chronique de l’Azuma Kagami la dépeint comme une habile femme politique et loue son action de consolidation de l’œuvre de son mari. Un autre texte, le Genpei seisui ki, en fait l’incarnation d’un idéal de femme samouraï provinciale droite et fiable.

Cependant, son image est fortement dégradée par la suite. La chronique du XIVe siècle Soga monogatari invente un épisode mentionnant que les attentions de Yoritomo se portaient au début sur la sœur de Masako et que celle-ci a intrigué pour qu’il s’intéresse finalement à elle. Certains écrits propagent des rumeurs l’accusant d’avoir tué Yoritomo par jalousie. Masako est entre temps affublée de toutes sortes de qualificatifs péjoratifs : « mégère jalouse », « femme-guerrier », « la femme qui écrasait son mari », « briseuse d’hommes » etc. Certains historiens sont allés jusqu’à produire des analyses la décrivant comme une femme malade voire maniaco-dépressive et incapable d’éprouver de véritables émotions et de ressentir de l’affection, notamment envers ses enfants. 

Pourquoi ce revirement extrême ? Tout d’abord par ce que les Hôjo ont été renversés en 1333 par une rébellion impériale. Ils sont ainsi considérés comme des ennemis de la cour et Masako est ainsi victime des biais négatifs liés à sa famille, qu’elle a toujours favorisée. Ensuite par ce qu’au fil du temps une certaine sympathie c’est accumulée envers Yoshitsune, le demi-frère traqué et tué, et Yoritomo et sa femme sont ainsi représentés négativement puisqu’ils ont causé sa perte. En outre, les shôgun de l’ère Edo (1603-1868) prétendaient descendre des Minamoto. Des écrivains souhaitant se moquer du régime ne le faisaient pas directement et choisissaient pour cela des ancêtres, dont Yoritomo et Masako. Enfin, tout simplement, les historiens de l’ère Edo, une époque très patriarcale, peinaient à accepter que les femmes de la classe guerrière aient pu jouir d’une telle indépendance. Leurs contemporaines ne bénéficiaient plus de la même autorité et des mêmes privilèges en matière d’héritage. Il était ainsi facile de représenter Masako comme une femme anormale. De ce fait, il est important de tenir compte de tout ceci pour approcher la réalité du personnage.

Le prochain article sera beaucoup plus court et compilera les histoires de quatre guerrières héroïques de l’ère Sengoku.


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